Entre les murs du Nid, un cri déchire le calme de la nuit. Autant de pleurs et hoquets infantiles qui expriment à plein poumon ce désir si fort d'exister, seulement pour s'estomper au sein de la mère. Dans le creux des bras d'une ranker épuisée, un petit être s'agite, en proie à la confusion qu'un monde inconnu et hostile lui impose déjà, si tôt après sa naissance.

Mais déjà les regards se détournent de l'enfant pour scruter un horizon plus trouble, plus incertain. S'étaient-ils seulement intéressés à elle un seul instant ? Le destin de la nouvelle-née Lo Po Bia était déjà écrit, lui. Son nom et son espèce s'inscrivaient déjà dans l'histoire immuable de la Tour avant même que l'idée de sa conception ne bourgeonne. Lo Po Bia Siratcha, aussi digne et noble soit-elle, se trouvait d'ores et déjà éclipsée par l'instoppable progression d'une ombre insondable dont elle n'habiterait jamais que le sillage. Son nom, son titre, semblaient à cet instant n'avoir aucune valeur face à ce nom qui ne signifiait rien : Baam, l'Irrégulier.

Le Nid tremblait encore du passage de cet être cauchemardesque quelques années plus tôt. C'est dans un climat familial de doute et de remise en question que Siratcha grandit, elle seule parmis ses pairs ayant l'impression d'avoir été épargnée par ces récits passés. Elle n'était cependant pas un cas isolé, et cette menace ne pouvait la laisser indifférente. Là où certains préférèrent s'éclipser, de peur de perdre tout ce qu'ils avaient, de peur que l'Irrégulier ne revienne pour tous les éradiquer, Siratcha et d'autres enfants se trouvèrent galvanisés d'un désir de justice et de vengeance. Ce monstre et les traitres qui l'accompagnaient n'avaient aucun droit de mettre à sac un sanctuaire de l'une des Dix Familles sans en payer le prix, au centuple s'il le fallait ! Servir, se battre, et en mourir peut-être, tel était le prix qu'étaient prêts à payer ces téméraires héritiers d'une ère de chaos. Pour les Lo Po Bia. Pour Zahard !

Pendant les vingt-neuf premières années de sa vie, c'est la flamme de ce désir qui poussa Siratcha à se développer et s'entraîner sans relâche. L'admiration qu'elle éprouvait pour Yasratcha, ce héros de la lutte pour la défense du Nid, de la famille et de l'empire, ne fit que la conforter dans l'idée qu'elle prenait la bonne décision. La seule acceptable, en fait. Intransigeante, Siratcha n'hésitait pas à diriger sa violence contre celles et ceux qu'elle jugeait indignes de leur lignée. Ces lâches ne méritaient pas la paix qu'on leur promettait, celle pour laquelle il faudrait un jour se battre pour arracher à cet envahiseur venu de l'extérieur. Et plus la jeune Lo Po Bia sévissait, plus elle éprouvait ce plaisir malsain de se déchaîner sur ses proies. Les laisser courir un temps, seulement pour leur faire comprendre qu'elles ne pourraient jamais se cacher. Leur faire croire avec un sourire que tout irait bien, seulement pour les ramener brutalement à la dure réalité de ce monde cruel d'un coup de couteau dans le dos – au sens figuré la plupart du temps, même si l'envie d'une expression plus littérale n'était pas à exclure, par moment.

Face à ce qu'elle considérait comme de la lâcheté, Siratcha se forgea rapidement la réputation d'une fille dangereuse, lunatique et imprévisible. De son côté, elle interprétait ces murmures qu'elle entendait dans son dos comme une prise de conscience générale dont elle était l'instigatrice. Elle se voulait objectrice de conscience face à l'inertie et à l'abattement et ne songeait pas un instant que ses actes pouvaient éveiller chez autrui une conformité née de la terreur. Tout cela était nécessaire : il était nécessaire qu'elle fasse réagir ses pairs, et il était normal qu'ils aient peur en prenant conscience de la dangerosité de cet Irrégulier. Elle ne faisait que son devoir !

Puis en l'an cinquante de notre ère, la nouvelle de répandit comme une traînée de poudre : l'Irrégulier et son mouvement dissident fasciste avaient enfin été éradiqués ! Partout dans l'empire de Zahard, les partisans se réjouissaient et se congratulaient de cette victoire historique, rassurés de savoir que la norme avait enfin été rétablie et que l'ordre pouvait à nouveau régner. Mais cette révélation eut l'effet inverse sur Siratcha. D'abord abasourdie par cette information, elle s'en trouva rapidement comme abatue, éteinte. Ses yeux ne reflétaient plus cette vicieuse cruauté, plus rien en fait sinon cette brume d'un regard flou et perdu dans des réflexions déprimantes. Le but de sa vie, l'ennemi juré qu'elle s'était fait, sa raison de vivre et d'exister... Tout cela venait de voler en éclat en une fraction de seconde. Sa némésis était morte avant même qu'elle connaisse l'existence de Siratcha. Ce fut un choc, et la jeune héritière Lo Po Bia mit quelques années à s'en remettre, cherchant désespérément un autre idéal auquel se raccrocher, un autre but, ne serait-ce même qu'une piste.

A cinquante-quatre ans, la jeune femme assista avec désarroi aux conséquences de l'épopée catastrophique de l'Irrégulier. Les étages dissidents furent démantelés, occasionnant la naissance de quelques poches de résistance dont on disait qu'elles étaient rapidement matées par l'Armée de Zahard. Elle fut témoin du nouvel âge qui s'annonçait alors que, un à un, les chefs des Dix Familles disparaissaient de la circulation pour se noyer dans le silence et le secret. Elle pleura le jour où le départ de Lo Po Bia lui-même fut annoncé. Plus rien n'avait de sens, et les choses étaient loin d'être « comme avant ». Cela n'était que délusions et mensonges racontés par les quelques hérauts qu'une paix millénaire avait rendu peureux et paresseux.

Dix ans de silence, dix ans d'inertie alors que la Tour elle-même ne donnait plus aucun Régulier, comme si ses portes elles-mêmes s'étaient tues pour faire le deuil de ce maudit Irrégulier. C'est pendant cette période de mort symbolique que Siratcha exprima son désir de quitter le Nid pour retracer la triste histoire de ce tyran qui avait emporté dans la tombe bien plus de personnes que n'importe quel autre Irrégulier depuis L'Énigme. En effet, une idée aussi saugrenue que plausible était née dans l'esprit de la Lo Po Bia. Comme beaucoup de monde, elle aussi avait entendu cette légende qui racontait que le dernier Irrégulier avait trouvé la mort au 2e étage avant de 'renaître' bien plus haut, après une ascension aussi rapide qu'invisible. Et si tout cela n'était encore une fois que mascarade ? Et si, quelque part, la menace existait toujours ?

Mais Headon demeurait silencieux lui aussi, et ignora les prières de Siratcha. Ou bien ne les entendaient-il pas..? Cela aussi, la jeune femme le vécut comme une injustice. Nourrie d'amertume et de regret, elle s'enferma plus farouchement encore dans son obsession frisant parfois la paranoïa. Un jour elle serait choisie par la Tour. Un jour elle pourrait enfin pister ce scélérat et exposer ses mensonges à son père, au Roi, à quiconque voudrait l'entendre. Et il paierait. Oh oui il paierait pour tout ce qu'il a fait subir, ce monstre indicible ! Qu'importe le risque, qu'importe le prix.

Cette certitude maladive acheva de transformer Siratcha en monstre. Il fallait le devenir pour en comprendre un autre. Sa méfiance s'accrut significativement, de même que son égoïsme et son dédain pour autrui. Ils n'étaient bons qu'à lui servir de pions ou d'outils, et les plus lâches seraient sacrifiés s'il le fallait, eux qui n'avaient jamais rien fait pour tenter de comprendre la vérité ou même l'entrevoir. Elle s'imaginait déjà Commandante dans l'armée royale pour avoir à sa disposition toutes les ressources nécessaires.

Le jour de ses 79 ans, Siratcha reçut enfin l'objet de ses prières. Elle se sentit irradier d'une énergie nouvelle alors que devant elle se dessinait la silhouette lumineuse d'une divinité venue la chercher. Après toutes ces années elle entendit cette promesse qu'au sommet de la Tour elle trouverait ce qu'elle désirait le plus au monde, et elle saisit la main de Headon avec autant d'ardeur et d'avidité qu'elle souhaitait saisir cette chance.