La Tour intérieure, il en avait toujours entendu parler, aussi loin que ses souvenirs pouvaient remonter. Les légendes grandioses sur ce qui attend les valeureux à son sommet, les mises en garde terribles sur l'enfer qui accueille ceux qu'elle appelle, les préceptes de ceux qui s'en faisaient les disciples. Sa famille était de ceux-là. Les noms de ses membres les plus fameux avaient autrefois résonné partout dans la Tour, portés par un autre, l'un que personne ne pouvait longtemps ignorer, celui de Zahard. Le service des Edrok auprès du souverain disparu était resté gravé dans les mémoires, bien que les liens qui unissent les deux clans ne soient plus guère ce qu'ils avaient jadis été.

Le simple nom "Edrok" avait paru peser terriblement lourd à Baan avant même qu'il n'ait atteint l'âge de manifester le "don", un héritage qui semblait déjà tracer devant lui un chemin si étroit là où lui avait été laissé entrevoir une immensité infinie. Il n'avait jamais véritablement compris le sens des enseignements de ses aïeuls, leurs principes, leurs dogmes mystiques et leur attachement à des missions semblant être devenues dérisoires avec le temps. Qui devait-il guider au juste, et vers où ? Comment ? La théorie lui paraissait terriblement vaine et floue, alors qu'il se désespérait du rôle de spectateur qui lui était confié en tant que mission suprême. Il préférait plonger à ses heures perdues dans la mécanique et le bricolage de gadgets foireux, y trouvant un repère plus concret, une action engendrant un résultat.

L'appel vers la Tour intérieure lui était tombé dessus en pleine réparation d'un énième prototype, sans qu'il ne puisse se vanter d'avoir compris quoi que ce soit à sa destinée, aux arts martiaux ou à la meilleure façon de calibrer l'épluche-patates autonome Mr.Patate-MK II. Un lapin à la politesse étrangement menaçante, une immense porte et une lumière aveuglante...Sans préambules, il avait eu l'occasion de vérifier la véracité des détails les moins savoureux des histoires dont on lui avait rabâché les oreilles à longueur de temps. Il ne saurait trop dire comment il s'en était sorti, c'était presque embarassant d'avoir glissé entre les mailles du filet en n'étant manifestement qu'un ahuri un peu perdu, mais le fait est qu'il avait survécu. Assez longtemps pour se rendre compte qu'il enchaînait les périls mortels sans la moindre idée de ce qu'il cherchait au sommet. Un singe minuscule qui lui avait volé son dîner et manqué de servir avec lui de repas à un énorme Shinheuh avait fini par lui coller aux basques, et alléger sa solitude. La mission sacrée de guide lui échappait toujours dans la plupart de ses dimensions, mais bon gré mal gré, il s'y rattachait comme à une bouée au milieu de courants déchâinés.